Contrairement à ce que vous pourriez croire, mon double n’est pas en tous points semblable à moi. Il est, dans l’ensemble, beaucoup moins bien que moi.
Moi, par exemple, je suis grand, élancé ; lui il est maladroit et gauche. J’ai de beaux cheveux bruns et lisses ; lui a les cheveux qui partent dans tous les sens.
Je suis gentil, perspicace et volontaire. Lui est têtu et brusque. Et je suis généreux, respectueux. Lui il est impatient et désorganisé et puis il est colérique comme un alcoolique sortant d’un bar.
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l’esprit. Il est riche.
La Bruyère Les caractères « Des biens de fortune » (83), 1688
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